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Novembre 1918 : quand des révolutionnaires strasbourgeois faisaient plier l’Empire allemand

À la fin de la Première Guerre mondiale, l’Empire allemand s’effondre sous la pression d’un mouvement révolutionnaire. Jusqu’à l’arrivée des troupes françaises le 22 novembre, le drapeau rouge flotte sur la cathédrale et Strasbourg vit au rythme des conseils d’ouvriers et de soldats.

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Novembre 1918 : quand des révolutionnaires strasbourgeois faisaient plier l’Empire allemand
Le rassemblement des soldats le 10 novembre 1918 sur la place Kléber.

À l’automne 1918, après quatre années de guerre, la défaite de l’Empire allemand semble inéluctable. Ses armées reculent. Les désertions se multiplient. La population manque de tout. Reste à savoir quels sacrifices seront encore demandés aux civils et aux soldats pour défendre l’honneur des chefs de l’armée allemande. En Alsace et en Moselle, la situation est particulièrement critique. « Les villes sont au bord de la famine. Il y a une multiplication des vols alimentaires. On assiste même à des émeutes de la faim dans la région », explique Jean-Claude Richez, historien, auteur de l’ouvrage historique : « Une révolution oubliée, novembre 1918 la révolution des conseils ouvriers et de soldats en Alsace-Lorraine« .

Strasbourg à l’heure révolutionnaire

En dehors des industries nécessaires à l’armée, l’économie tourne au ralenti. Le chômage est important et les structures sociales se délitent. Sur le plan politique, la dictature militaire mise en place en 1914 pèse durement sur la population alsacienne. « Depuis 1870, l’Empire allait vers une plus grande libéralisation politique », explique l’historien. Dans les années 1890, la Sécurité sociale est mise en place. En 1912, les sociaux-démocrates remportent les élections législatives. Mais « la mise en place d’un pouvoir d’exception pendant la guerre et la restriction des libertés est ressenti durement en Alsace. » Malgré la hausse du mécontentement social, c’est un événement militaire qui va mettre le feu aux poudres.

Manifestation le 4 novembre 1918 à Kiel, port allemand sur la mer Baltique.Photo : Bundesarchiv

Le 29 octobre 1918, les marins de Kiel, un important port militaire sur la mer Baltique, se mutinent. Ils refusent de mener une dernière bataille « pour l’honneur » contre la marine britannique. Malgré la répression des autorités militaires, le mouvement gagne les autres bases navales du nord de l’Allemagne. Ils sont rejoints par les ouvriers et forment des conseils d’ouvriers et de soldats. Le 5 novembre un appel à la grève générale est lancé. La révolte devient révolution à mesure qu’elle gagne l’ensemble des armées allemandes et des centres industriels. Dès le 8 novembre, la foule s’empare de la rue à Strasbourg. Le lendemain, des marins révolutionnaires arrivent en ville et dans la nuit, l’empereur Guillaume II abdique.

La révolution, peinture de l’artiste strasbourgeois René Beeh en 1919.Photo : Musée d’art moderne et contemporain de la ville de Strasbourg

« Désormais le pouvoir se trouve aux mains des travailleurs. »

Johannes Rebholz, syndicaliste

« Les marins qui arrivent à Strasbourg se rendent chez le gouverneur militaire et le somment de mettre en place un conseil de soldats », explique Jean-Claude Richez. Le gouverneur n’a pas le choix. Les marins sont armés et la situation en ville est explosive. Dans la soirée du 9 novembre, un petit groupe de dirigeants sociaux-démocrates forment un conseil de soldats. Des militants syndicaux s’attachent, eux, à former un conseil d’ouvriers. Le 10 au matin, Jacques Peirotes, un social-démocrate, est élu maire de Strasbourg. Devant une foule rassemblée place Kléber, le syndicaliste Johannes Rebholz, président du conseil des soldats, déclare que « désormais le pouvoir se trouve aux mains des travailleurs. » Le nouveau maire de Strasbourg, lui, proclame « la république sociale. »

Jacques Peirotes, maire de Strasbourg, proclame la « république sociale » devant la statue du général Kléber, le 10 novembre 1918.Photo : Bibliothèque nationale et universitaire de Strasbourg

Le drapeau rouge flotte sur la cathédrale

Au même moment, dans toutes les villes de garnison et centres industriels du Reichsland Elsäss-Lothringen, des événements similaires se déroulent. L’ordre militaire et civil de l’Empire allemand s’effondre, laissant la région se couvrir de drapeaux rouges. Le 12 novembre, les couleurs révolutionnaires sont hissées sur la cathédrale. Dans les usines, les ouvriers contraignent les industriels à d’importantes concessions sur les salaires et les conditions de travail. Le 15 novembre, une bonne nouvelle arrive de Berlin. Le patronat et les dirigeants de gauche viennent de signer un accord historique qui fonde la démocratie sociale allemande.

Une réunion du conseil des soldats au tribunal le 15 novembre 1918.Photo : Bibliothèque nationale et universitaire de Strasbourg

L’heure n’est pourtant pas à la fête chez les révolutionnaires strasbourgeois. Deux priorités s’imposent à eux avant même de penser aux lendemains qui chantent : maintenir l’ordre et assurer le ravitaillement. L’armistice a jeté sur les routes des millions de soldats qui espèrent bien rentrer chez eux. Ils sont si nombreux à Strasbourg, qu’il devient difficile de nourrir tout le monde. Dans le chaos du retrait des troupes, les autorités s’efforcent aussi d’empêcher les pillages. 

Une affiche des conseils d’ouvriers et de soldats pour appeler à l’ordre. Photo : Bibliothèque nationale et universitaire de Strasbourg

La question nationale alsacienne

L’effondrement de l’empire allemand ouvre la question du retour de l’Alsace à la France. Si les industriels et la bourgeoisie espèrent l’arrivée rapide des troupes françaises pour mettre fin à la révolution, les révolutionnaires se divisent sur la question nationale alsacienne. L’historien Jean-Claude Richez détaille ces divisions :

« Il y a une partie des sociaux-démocrates qui attendent le retour des français. Il y a aussi un courant internationaliste inspiré par l’exemple russe. Pour eux, il s’agit de dépasser le cadre des nations. Dans l’aile droite du parti social-démocrate, on trouve aussi un courant nationaliste allemand. Enfin, il y a une 4ᵉ tendance dans les conseils de soldats avec un courant francophile et bourgeois. »

La statue de l’empereur Guillaume 1er sur la Kaiserplatz (place de la république) est déboulonnée le 21 novembre 1918.Photo : Bibliothèque nationale et universitaire de Strasbourg

Dès le 12 novembre, le parlement régional d’Alsace-Lorraine (Landtag) se constitue en Conseil National d’Alsace-Lorraine et déclare son indépendance vis-à-vis de l’Empire. Francophiles, ses élus espèrent accueillir les Français en tant que représentants du pouvoir civil et négocier le cadre du retour à la République. Dans tout Strasbourg, les sympathies francophiles s’affichent ouvertement. Après le départ des troupes allemandes, de nombreux symboles impériaux sont détruits lors de manifestations. Le 20 novembre, à l’approche des Français, le drapeau rouge est enlevé de la cathédrale. Le 22, les troupes entrent dans la capitale alsacienne dans une débauche de joie et de drapeaux tricolores.

Le défilé des troupes françaises sur la Kaiserplatz le 22 novembre 1918.Photo : Bibliothèque nationale et universitaire de Strasbourg

Deux années rouges en Alsace et en Moselle

« Quand les Français arrivent, c’est le couperet », explique Jean-Claude Richez. Le tribunal où siège encore le conseil des ouvriers est occupé par la troupe pour couper court à l’existence de ce « soviet ». Le Conseil national d’Alsace-Lorraine n’est plus reconnu comme organe du pouvoir civil. Plutôt que de s’appuyer sur des institutions déjà existantes, l’administration française préfère envoyer des fonctionnaires de Paris pour organiser le retour de l’Alsace à la France. L’armée est déployée dans les bassins ouvriers et les avancées sociales obtenues pendant la révolution sont déclarées nulles dans la nouvelle Alsace. Les ouvriers des entreprises alsaciennes perdent ainsi toutes les augmentations qui avaient été négociées avec leurs patrons, les réformes sociales décidées à Berlin ne seront pas non plus appliquées en Alsace. Pour l’historien, « c’est une véritable guillotine politique et sociale. »

La foule rassemblée sur la place Kléber le 10 novembre 1918.Photo : Bibliothèque nationale et universitaire de Strasbourg

« Les aspirations, les rêves, les espoirs d’une part significative de la population reçoivent une fin de non-recevoir, mais le mouvement social n’est pas brisé. » En 1919, les effectifs syndicaux explosent : la CGT compte 140 000 adhérents dans les trois départements de l’ancien Reichsland. À compter de mars 1919, commence une succession ininterrompue de grèves qui dureront jusqu’à l’année suivante. Celles-ci culminent fin avril 1920 avec la grève générale pour la défense des « heimatrechte », les avantages acquis par les travailleurs du secteur privé et les fonctionnaires avant 1914. Pour l’historien Jean-Claude Richez, le maintien des droits sociaux spécifiques, comme le régime local d’assurance maladie, doit beaucoup à ces mouvements : « Novembre 1918 se prolonge jusqu’en mai 1920. Pour les ouvriers, les questions posées lors de la révolution étaient toujours là. D’une certaine façon, ils ont continué la lutte. »


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